mercredi 16 novembre 2011

Discours de Nimrod : un prix, mais pour quoi faire ?

Un prix mais pour quoi faire ?

Quand je reviens au Tchad, je deviens la proie de mille idées de livres. Elles abondent, ce sont la matière de poèmes, de récits, de nouvelles qui me laissent à peine de respirer. Je plonge dans ce pays mien. Il change sans cesse, mais pas toujours dans le bon sens. Son éternité à lui diffère de celles que je connais sous d'autres cieux. Le Tchad est surprenant dans son archaïsme, pour ainsi dire, viril. Sous la fortune des étoiles, le linceul poussiéreux qui nous momifie autant qu'il fait de nous des Africains hors du temps, nous demeurons fidèles à nous-mêmes, c'est-à-dire des guerriers. J'ai beau contempler les motifs qui nous animent, c'est la modernité telle qu'elle se rencontre dans le reste du monde qui nous fait défaut. Au fond. Nous n'en avons cure : rien jamais ne nous ridiculise, rien ne nous surprend non plus, notre vie ne se mesure qu'à son archaïsme, à sa façon, comme disait notre premier président de la République, feu François Tom­balbaye, authentique.

Aussi lorsque Laring Baou, le directeur des éditions Sao, m'a sollicité pour un prix du roman tchadien qui porterait mon nom, j'ai beaucoup ri. Je retrouvais là l'archaïsme auquel je viens de faire allusion. J’ai appris depuis que c'est un de ses auteurs qui en a soufflé l'idée. Laring a tenu à me rassurer : « Ce sera toi cette année, un autre romancier l'année prochaine et ainsi de suite. Notre but est d'attirer l'attention de nos compatriotes sur un écrivain tchadien, car tu connais la piètre estime dans laquelle nos dirigeants tiennent la culture. » Je crois avoir répondu à Laring : « C'est une initiative encourageante, mais commencer par moi c'est aussi chercher à la condamner car mon franc-parler a fait de moi un véritable repoussoir. » Voilà comment nous œuvrons dans ce pays. L'autre jour, au cours d'un dîner, tu m'as dit, cher Laring : « Quelqu'un m'a dit : Nimrod est-il mort pour qu'on crée un prix à son nom ? » J'ai adoré la formule : c'est tout ce qu'il fallait en dire ! Décidément, nous sommes bien archaïques...
Sans doute dans dix ans, le projet qui s'inaugure là saura attirer l'attention de nos dirigeants sur la littérature et les arts. Je n'en suis pas si sûr. Je ne dis pas cela pour contrarier notre ministre. J'ai assez de jugeotte pour me laisser berner par l'illusion que sa présence peut nous aider à faire connaître notre littérature. Si j'ai accepté de prêter mon nom, c'est que c'était une décision privée. Une vérité constante en politique est que les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Si nous sommes assez sots pour croire que nos politiques nous donneront un coup de pouce, c'est donc que nous insultons notre vocation d'écrivain. Albert Camus disait (je cite de mémoire) : « L'écrivain qui ne témoignerait que de sa singularité finit par comprendre que pour assumer pleinement sa vocation il lui faut confesser qu'il ressemble à tout le monde ». Nous tenons tant à être archaïques parce que nous voulons être des originaux. La maladie tchadienne n'est donc au fond qu'une maladie infantile. D'où l'égoïsme forcené de nos dirigeants. Ils n'ont de souci que pour eux-mêmes, le destin du pays les indiffère. Ni l'histoire ni le savoir ne font partie de leurs angoisses. Comment se préoccuperont-ils de littérature ? Comment s'inquiéteront-ils des Tchadiens ? La littérature ne témoigne jamais que la condition humaine, et nous sommes définitivement hors-jeu dans ce pays. Je n'ai pas prêté mon nom à une mascarade, je n'aspire pas à l'honneur : je l'ai déjà. C'est pour mes frères de plume que je me suis prêté à ce jeu, confiant dans le mot de Victor Hugo selon lequel dans le champ de la création, tous les génies sont à égalité. Le pays est plein de génies, mais il n'y a pas d'État pour organiser leur visibilité. Merci donc à Laring Baou et à ses amis de m'avoir permis de prononcer ces mots dans mon pays. La rude leçon tchadienne est décidément une voie d'excellence ! Mais une excellence pour qui ? Pour le survivant. Et combien sommes-nous ? Combien ont déjà succombé ? Cela dit, je salue fraternellement le ministre de la Culture, M. Oumar Kayar Defal­lah, car il sait pertinemment ce qui nous lie, lui et moi.
Maintenant, permettez-moi de me tourner vers le lauréat du Prix Nimrod du roman tchadien. Cela a été pour moi une grande surprise de le voir revenir à Flavien Kob­digué, alias Kaar Kaas Sonn. Cet admirable héritier de Georges Brassens — nous fêtons ce jour le trentième anniversaire de sa mort —, est un artiste délicieux, un être affable, un saltimbanque accompli. Kaar Kaas Sonn, tu sais que Brassens est mon chanteur fondamental ! La chanson nous procure des frissons, et Brassens n'a de cesse nous en débarrasser. C'est le sage qui nous rappelle constamment que la vie est folle. Et, comme s'il avait écrit pour nous autres Tchadiens, il martèle de son accent méridional : Mourir pour les idées / L'idée est excellente / Mourir pour les idées / D'accord, mais de mort lente. Voilà. C’est sur la lenteur que j'aimerais finir.
La littérature est son royaume, et je te sais pressé, cher Flavien, impatient quelquefois. Si donc tu veux laisser quelque témoignage à ce pays, si tu veux assumer jus­quau bout ta fidélité au maître sétois, tu devrais prendre ton parti de la lenteur. La littérature est un exercice de la patience, comme disent les bénédictins. Je te conseille une grande écoute envers ton éditeur et envers les membres du jury qui t'ont distingué. Je n'ai pas lu ton manuscrit, mais je sais que tu dois le revoir. Victor Hugo a assumé cette servitude en son temps ; Céline aussi. Notre vocation n'est certes pas la plus prestigieuse, mais elle initie à une discipline à nulle autre comparable. Max Jacob, le prince des poètes, et qui, comme Brassens, avait lui aussi écrit des chansons, édictait pour ses jeunes compagnons le conseil que voilà, qui est de bon sens: « J'ouvrirai une école de vie intérieure, et j'écrirai sur la porte : école d'art 1 ». Tout est dit. Notre engagement nous intègre au cercle de gens qui se coltinent l'éternité car la sculpture de la beauté est à ce prix.
Ces paroles sont aussi valables pour le lauréat de la Mention spéciale, M. Brahirn Guihimi Dadi. Le jury m'a dit tant de bien de ton texte. Écrire ne vaut que si l'on s'engage pour une éternité à échelle humaine. C'est la bonne durée. D'ailleurs, de quelle autre échelle disposerions-nous ? Mourir pour les idées / D'accord mais de mort lente...
N'Djaména, vendredi 11 novembre 2011.
1. Max Jacob, Conseils à 1117 jeune poète suivi de Conseils à un étudiant, Paris. Gallimard, 2009. p. 15. [1ère édition 1945.1]

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